« Tire d’Aile » de Philippe Tessier

Tire d’Aile de Philippe TessierOn se sent irrésistiblement en sympathie avec ceux et celles qui ont aimé les mêmes œuvres que soi. Et pour qui garde un souvenir nostalgique des romans de Tanith Lee ou d’Abraham Merritt, des incunables du cinéma de fantasy comme Krull, Legend, Willow ou même, avouons-le sans vergogne, du Pinocchio ou du Fantasia de Walt Disney, il est très émouvant de retrouver dans l’univers de Philippe Tessier (créateur du jeu de rôle Polaris) des bribes éparses de nos émerveillements. Une araignée de cristal (minuscule, celle-ci !), une terre plate que borde, non le fleuve Océan, mais le gouffre de la lune, un enfant de bois auquel la magie donne la vie, des licornes, et surtout, tout droit sortis de la Symphonie Pastorale revue par Disney, d’adorables petites fées de la rosée ou du givre, un lac où viennent se poser des chevaux ailés, la Dame de la Nuit déployant son voile dans le ciel et des nuages moelleux où l’on se pelotonne pour dormir…

On l’aura compris, nous sommes sur le versant merveilleux de la fantasy, mais il ne faut pas s’y fier ! Les gracieuses femmes-fleurs, confrontées à un ennemi, prennent un aspect sombre et épineux. De même ce conte de fées peut soulever de graves questions et remuer de noires pensées. L’auteur n’insiste pas sur le meurtre et les massacres, mais ils se multiplient à la périphérie du vécu des personnages principaux, et on peut penser que dans les deux autres tomes de la trilogie, ils seront vécus de beaucoup plus près ! De plus, le lecteur ressent des émotions poignantes, car il se prend très vite de sympathie pour le héros, Tire-d’Aile, dont il partage le point de vue, bien que seul le prologue soit écrit à la première personne.

Or, Tire-d’Aile est un enfant, une âme arrachée au domaine de la reine des morts, taillé dans le bois du Chenaisseau, « l’arbre qui se souvient de la chair et dont chaque rameau garde le souvenir d’un mort ». Un enfant menacé, confronté à la mort et au mal, traqué par de puissants ennemis, voué par ses amis eux-mêmes à un sacrifice qu’on commence à pressentir terrible. Un enfant obligé de grandir trop vite et de porter sur ses épaules un fardeau trop lourd. Chaque fois qu’un enfant est mis en jeu dans un récit, disait Henry James, c’est un « tour d’écrou » de plus. Pas besoin de descriptions sanguinolentes. Il suffit que Tire-d’Aile subisse un traumatisme quand il est témoin d’un massacre pour que, par ricochet en quelque sorte, nous ressentions nous aussi de l’horreur.

L’autre avantage littéraire de ce point de vue, c’est de mettre le lecteur à la place d’une âme en formation, qui comme lui ignore tout du monde où on les fait entrer, ce qui permet d’introduire sans artifice les renseignements nécessaires, par petites touches, au détour d’une conversation ou, mieux encore, d’une action.

Comme dans toute fantasy qui se respecte, l’action prend la forme d’un voyage collectif entrecoupé de combats et de rencontres, fuite et quête à la fois. Et les compagnons de Tire-d’Aile ne sont pas de simples comparses. Tous ont une forte personnalité, depuis Nacre, le vieux loup blanc exilé dont la mort ne veut pas, jusqu’à Rose, la petite fée répandant à tout va des gouttes de rosée et des rimes, en passant par Sulran, le rôdeur aux capacités de loup ! Le personnage le plus pathétique et le plus ambigu étant celui d’Ombre, espionne et assassin, capable de se fondre dans la nuit, de faire oublier sa présence et même de voler depuis qu’elle a fait allégeance à la Dame de la Nuit. Marquée par un passé tragique, contrainte à agir contre son cœur, son destin est étroitement lié à celui de Tire-d’Aile. Le plus original pourrait être Ellyas, non pas fantôme, mais souvenir d’un maître de magie trop curieux tué par le Contemplateur. Lequel, malgré son nom pacifique et les jours qu’il passe en transe, est un redoutable prédateur, à qui un vautour fort stylé sert de maître d’hôtel : les personnages de rencontre eux aussi méritent une halte…

La belle couverture du livre donne une idée très alléchante des paysages où le récit nous entraîne. La splendeur poétique de ce monde vient du fait qu’il soit, non seulement beau, mais « plein d’âmes » comme le disait Victor Hugo. Le feu, la nuit, les arbres, les fleurs, la rosée ou le givre, le soleil et le vent, sont animés par des Entités ou des dieux. La magie suscite des golems de magma, vitrifie le sable du désert et le transforme en meurtrières lamelles de verre.

On imagine sans peine quels magnifiques décors un jeu de rôles reprenant le fil directeur et les personnages de ce roman pourrait utiliser. D’ailleurs la collection a pour ambition de faire le lien entre la littérature et l’univers des jeux vidéo. Philippe Tessier a la qualité rare de savoir susciter des images de façon efficace sans infliger au lecteur des tonnes de descriptions.

D’accord, nous ne sortons pas des schémas habituels du genre. Mais pourquoi reprocher à la fantasy ce qu’on ne pense pas à reprocher au roman psychologique censé être le nec plus ultra de la littérature ? Pourquoi bouder notre grand plaisir ? On termine ce premier tome dans la hâte d’en lire un second, puis un troisième, et dans l’angoisse de ce que va être le destin du petit Tire-d’Aile !

 

Éditeur Black Book
Auteur Philippe Tessier
Pages  375
Prix 19€

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