Edward Rousseau est le narrateur et personnage principal de ce roman haut en couleurs. Le récit commence alors qu’il est en train de se faire digérer par un arbre carnivore. Il nous raconte avec humour comment il en est arrivé là. Eddie est un Rouge dans une société où les humains ne sont plus sensibles qu’à une couleur, par laquelle on les désigne ensuite toute leur vie. Il a accompagné son père, Swatcheur de Relève Intérimaire de son état – autrement dit un médecin remplaçant qui soigne par les couleurs. Ils ont donc abandonné la sécurité de Jade-sous-Limon pour Carmin-Est, un village dangereusement proche des Franges Extérieures, mais qui s’enorgueillit de sa fabrique de Linoléum et de son impressionnant piège à foudre, construit depuis peu au sommet de la tour décéa. Très vite, la curiosité d’Eddie lui attire des ennuis, à commencer par l’animosité de Jane, une Grise qui a le plus joli petit nez retroussé du monde, mais un tempérament violent dès qu’on lui en fait la remarque.
Il faut dire que la société est régie par les règles rigides et pas toujours très claires de Munsell, règles que le Collectif se charge de faire appliquer depuis cinq siècles, pour garantir la stabilité. Il existe des Règles pour tout et n’importe quoi et, inévitablement, pas mal de Contournes aussi. Néanmoins, vu que toute la vie des hommes est organisée autour de la couleur – la nuit, ils ne voient absolument rien – et qu’il y a de moins en moins de Récupe à dénicher dans les ruines laissées par les Précédents, tout n’est pas rose. Dans certaines zones, l’alimentation en couleurs synthétiques a du mal à parvenir, ou bien elle coûte une quantité de mérites faramineuse. Lorsqu’on a trop de démérites, on est envoyé au Reboot, ce qui n’est pas un sort très enviable. Pour compliquer la vie des braves gens, il y a en outre les Bonds en Arrière, réguliers, qui visent à faire disparaître des technologies ou des choses manufacturées considérées comme dangereuses par le Collectif. Cela explique que les vélos n’aient plus de pignons, que les bibliothèques ne proposent plus que les codes-barres des livres qu’elle contenaient avant ou que l’on craigne à tout moment que les Ford-T fassent partie de la liste du prochain Bond en Arrière. La Chromocratie est donc très hiérarchisée et corsetée par des règles très rigides – ce qui irait très bien à Eddie s’il n’était pas si avide de connaissances.
Même s’il n’a pas encore passé son Ishihara, Edward a déjà fait preuve d’inventivité en proposant une Variante Standard pour améliorer la Règle des files d’attente, ce qui lui a valu ce stage d’Humilité dans les Franges, compliquant ainsi ses projets de mariage avec Constance-Sang-de-Bœuf qu’il courtise selon un protocole très réglementé, lui aussi. Le jeune homme est néanmoins confiant, car il a toujours minimisé ses capacités aux yeux des autres, alors qu’il estime avoir une perception très fine du Spectre. En effet, l’Ishihara est la cérémonie qui détermine le pourcentage exact de la perception des couleurs pour chaque individu, scellant ainsi son entrée dans l’âge adulte en même temps que sa place dans la société. Ceux qui ont plus de 70% deviennent Prévôts. Ceux qui voient deux couleurs sont mal vus, car considérés comme moins purs. Ceux qui voient le moins bien les couleurs éclatantes deviennent des Gris, qui sont presque réduits à l’état d’esclaves, notamment à Carmin-Est, ou les Jaunes dirigées par Mme Gommegutte.
Très vite, Edward Rousseau comprend qu’il se passe des choses bizarres dans ce village, à commencer par la mort de l’ancien Swatcheur, qui ne s’est sans doute pas tué tout seul en Chassant la Grenouille dans la Chambre Verte, comme tout le monde se plaît à le croire…
On le voit, Jasper Fforde a donné libre cours dans ce roman à son imagination qu’on savait déjà délirante (cf. sa série Thurday Next en coll. 10/18) pour créer un monde bariolé, extrêmement cohérent et même luxuriant, mais complètement déjanté et qui pousse jusqu’au bout la logique adoptée. C’est vraiment l’un des romans les plus inventifs que j’ai lus ces dernières années ! L’auteur nous ménage sans cesse des surprises, coups de théâtre et rebondissements, au rythme de presque deux par page, le tout dans une intrigue qui mène tambour battant enquête « policière », récit initiatique et aventures « exotiques » sur fond de réflexion caustique sur notre société et ses excès, ses travers, ainsi que sur la ségrégation, la politique, la corruption, l’esclavage, l’amour et les conventions sociales, le progrès et la mémoire, etc. Non seulement on ne s’ennuie pas un instant, mais en plus on va de trouvaille en trouvaille dans une parodie toujours plus dingue de la réalité : un régal pour les yeux !
Éditeur | Fleuve Noir |
Auteur | Jasper Fforde |
Pages | 590 |
Prix | 20,90€ |
Nous en pensons ...
Notre avis
4.4
C’est vraiment l’un des romans les plus inventifs que j’ai lus ces dernières années ! L’auteur nous ménage sans cesse des surprises, coups de théâtre et rebondissements, au rythme de presque deux par page...